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  • Photo du rédacteurYorecords Production

L'IMPROVISATION partie 2 : Transmettre l'improvisation

Dernière mise à jour : 23 juil. 2021


Keith Jarret




Improviser ?


Il existe une soif grandissante d’improvisation. Pour certains, cette soif est alimentée par une réaction contre une éducation musicale classique qui reste souvent très attachée à une perfection extérieure. On cherche quelque chose de plus créatif, de moins formel, de plus spontané. On désire être de plain-pied avec une expérience vital, sans passer par des années d’ânonnements et de rabâchage ; on cherche parfois une plus grande facilité — peut-être sans se douter de l’ampleur ni de la nature des difficultés liées à la pratique de l’improvisation. D’autres désirent élargir leur expérience de la musique après avoir joué du rock, du folk, ou même rien du tout. On cherche à se donner des moyens pour dépasser quelques clichés dans lesquels on a l’impression de tourner en rond,



Il était une fois …


Il était une fois Le jazz. Pour apprendre cette nouvelle vision du monde, il fallait d’abord écouter, Écouter des concerts, des disques, des bandes, la radio. Glaner quelques rares conseils donnés par des musiciens de passage. Jouer, apprendre sur le tas, subir les joies (et parfois Les humiliations) des jam sessions, où tout le monde apporte les vivres d’un pique-nique musical haut en couleurs. Partager le doux mélange de prestige et de marginalité de la famille du jazz.

Beaucoup de choses passaient pour impossibles à enseigner. Le jazz n’est-il pas l’image de la vie ? N’est-ce pas quelque chose qu’on a ou qu’on n’a pas dans le sang ? Il est admis depuis peu que la faculté d’improviser n’est pas liée à l’existence d’un code génétique. La couleur de là peau peut marquer un être humain d’expériences sociales décisives, mais elle n’est pas inscrite dans l’âme de manière indélébile.

Petit à petit, quelques musiciens de jazz se sont mis à donner des stages, des ateliers et des clinics. Puis l’enseignement de l’improvisation s’est développé, le savoir technique et musicologique a fait un puissant bond en avant. L’accès au jazz* a radicalement changé de visage et n’a cessé de croître : méthodes, enregistrements, partitions ; l’enseignement du jazz* s’est régularisé, titularisé, institutionnalisé.

Une sournoise nostalgie vient parfois faire regretter Le bon vieux temps, celui où la « vraie» vie habitait le jazz, celui où la musique était «authentique» et les émotions «pures». Mais faut-il plonger les sons dans le formol ? Faut-il reproduire dans les détails ce qui a été, comme on collerait minutieusement une plaque de gazon synthétique dans une maquette de train électrique ? Ne serait-il pas sain de regarder clairement ce qui est : on n’apprend plus à improviser comme avant ?



Enseigner l’improvisation ?


Pour les uns, l’improvisation ne s’enseigne pas. Si tu veux apprendre à improviser, improvise ! Libère-toi de tout académisme, fais entièrement confiance à ton instinct, creuse en toi et trouve la musique qui y est enfouie. Cette radicalité contient quelque chose de profondément vrai. Dans l’improvisation, c’est l’âme de la musique qu’il faut avant tout développer, et ce n’est pas en dehors de soi qu’elle se trouve. Ne compte que sur toi ! Connais ton visage ! Trouve ton guide intérieur ! Cette attitude pédagogique possède ses limites. L’«anti-pédagogie» élude les demandes des élèves. Elle refuse de poser les rapports de l’âme avec la forme. Communiquer l’esprit d’une musique ne fournit pas d’éléments concrets pour la bâtir. On a besoin de connaissances positives et d’un minimum de technique instrumentale. La pureté des intentions ne garantit pas la qualité d’une musique. L’émotion qu’éprouve le musicien ne suffit pas : c’est l’auditeur qui doit être ému. Celui qui s’adresse à un auditeur doit apprendre à lui parler, il doit mettre en forme ses émotions, il doit trouver le chemin le plus juste pour exprimer ce qu’il raconte. Le feeling seul n’a jamais donné un concert, et il serait fallacieux d’entretenir cette illusion. Personne n’a appris le piano en lisant une biographie d’Art Tatum et en se pénétrant de son esprit. Et à plus forte raison, personne n’a joué du saxophone comme Charlie Parker en s’injectant la même héroïne que lui. Se cantonner à ne transmettre que l’esprit d’une musique est une position fragile : elle peut contenir des traits de génie, mais elle peut aussi se cantonner dans le bon marché quand ce n’est pas dans la franche escroquerie. Mais sans doute pour certains, se faire escroquer est un bon moyen pour se réveiller.

Pour d’autres, l’improvisation, c’est le jazz : style musical qui est donné comme un système, un fait, une réalité qu’il s’agit d’apprendre le plus vite possible. Le modèle est clair et défini, la filiation ne fait pas de doute, les maîtres s’imposent sans place pour des questions. L’enseignement de l’improvisation passe par un apprentissage systématique et pragmatique. On apprend avant tout par imitation, on copie des «ficelles», des trucs, des plans qui sont directement utilisables. Il existe souvent peu de recul par rapport au matériel présenté. La rapidité et l’efficacité de tels apprentissages ne sont-elles pas admirables ?

Mais ne doit-on pas aussi se questionner sur un sens dans le long terme ? Toutes les musiques ne sont-elles pas menacées dans leur propos et dans leur vitalité par une répétition formelle de leurs éléments ? Un enseignement qui n’est pas nourri par une pratique et qui s’épuise dans des apprentissages mécaniques tue l’âme de La musique qu’il transmet ; elle s’affadit, le conformisme et l’académisme règnent en maîtres, La force d’expression est remplacée par le bachotage. Le sens de la musique s’épuise et devient une répétition creuse de codes hyperspécialisés, il se réduit dans un art décoratif fait de virtuosité et de conventions artistiques et se complait dans un esthétisme de jargon.



Institutionnaliser l’improvisation ?


La forme de l’enseignement est indissociable du contenu. La nature-même de l’improvisation la fait exister difficilement dans des chemins trop institutionnalisés. «L’improvisation est une forme de clandestinité, de résistance» ?, Or il existe de nombreuses pressions économiques et sociales qui poussent vers une rentabilité pédagogique. N’est-il pas indispensable de s’interroger sur cette direction et sur ce qu’elle vise ? Ne fini-t-on pas par n’enseigner que ce qui est rentable, souvent avec des critères platement décalqués — ce qui les rend souvent absurdes et incongrus ? Afin d’obtenir des conditions décentes de survie et des subventions, on tend vers une honorabilité qui met en danger l’essence même de l’improvisation. La marge de manœuvre est étroite et les municipalités sont souvent capricieuses, changeantes, paternalistes, elles demandent une efficacité qui n’offre aucune garantie de qualité musicale, elles veulent mesurer des résultats. Le conservatoire traditionnel reste un modèle institutionnel difficile à contourner. La tentation est grande d’imiter son fonctionnement en glissant des classes d’improvisation comme on ajoute un nouveau compositeur à la liste des programmes. Ouvrir un nouveau pavillon, débloquer des crédits, tracer des programmes ne suffisent pas. L’improvisation ne peut difficilement être que l’appendice de traditions musicales dont le fonctionnement est radicalement différent.

Contrairement à l’enseignement des musiques traditionnelles ou des conservatoires classiques, celui de l’improvisation est encore jeune. La stabilité de longues traditions pèse souvent lourdement, mais elle permet aussi paradoxalement des remises en question et des expériences sur de nouvelles manières de transmettre la musique. Beaucoup d’improvisateurs seraient surpris par l’ouverture et le modernisme qui peut régner dans certaines vénérables institutions. Ces exceptions devraient stimuler les improvisateurs. En effet, l’enseignement de l’improvisation n’est pas à l’abri du ringard. Il mériterait plus de réflexions approfondies sur la nature de l’improvisation et sur les formes pédagogiques qu’elle implique.

A sa décharge, il faut souligner que la tradition improvisée est multiple et très mouvante. Rares sont ceux qui peuvent enseigner l’improvisation de la même manière qu’eux-mêmes l’ont apprise : les canaux de transmission changent, les styles évoluent, les modes passent, le temps coule et il n’y a pas de partitions pour le fixer. Le support de l’improvisation est volatil. En outre, les praticiens de l’improvisation ont rarement le temps, l’occasion et la disponibilité pour nourrir une réflexion approfondie sur l’apprentissage de l’improvisation. Beaucoup sont autodidactes en improvisation et en pédagogie : ils peuvent être d’excellents musiciens sans être nécessairement de bons enseignants. Parallèlement, on voit apparaître des enseignants qui n’improvisent pas régulièrement en public et qui n’ont pas un contact suivi avec les enjeux réels de l’improvisation. C’est regrettable : pour rester vivante, la musique doit être enseignée par ceux qui la pratiquent.



Prendre en charge l’élève ?


Improviser suppose de chercher des obstacles, s’y heurter et les sauter : l’effet est tonique, vivifiant. Alors est-il nécessaire de remplacer les barrières naturelles par une prise en charge ? Ne fait-on pas qu’entretenir un manque de curiosité, un manque d’appétit en proposant un univers où tout est déjà prémâché ? «Est-ce qu’on peut imaginer se payer des études de blues jusqu’à 28 ans en évitant de vivre sa vie ?» 2 Plutôt que donner un poisson, n’est-il pas préférable d’enseigner la pêche ?

En prenant trop en charge la rencontre de l’élève avec son propre silence intérieur et avec ses propres rêves, certaines pédagogies entretiennent parfois un regrettable «malentendu». Elles élèvent le niveau technique, musicologique, instrumental, sans élever l’élève, qu’elle considère trop souvent comme un vase vide qu’il s’agit de remplir. Têtes et doigts se remplissent d’agilité – pour ne pas dire d’agitation. On maintient une confusion entre connaissance et savoir, entre érudition et appropriation. On fige la conquête de son propre monde sonore, on le rend abstrait en le réduisant à de creuses formules rituelles dont le sens profond échappe. Le PEFI (Paysage de l’Enseignement Francophone de l’Improvisation) court après la respectabilité et les cocktails, coupe les rubans et s’autocongratule. Le syndrome des palmes académiques fait des ravages. Une des évolutions du jazz* est, parallèlement à la disparition de grands créateurs, la floraison d’interprètes dans le style jazz». Quelques nouveaux personnages font leur entrée en scène : le tombeur de pentatoniques à quinte dure, le slalomeur de l’arpège altérouillé, le winner du sextolet, l’as du lick. La futilité de leur propos ne saurait faire oublier la force essentielle dont est chargée l’improvisation : l’urgence du moment contient une autre densité, une autre émotion, une autre joie. C’est le regard qu’il faut aiguiser et non la vitesse. C’est du tranchant qu’il fu Donner au propos. Et comme aimait à le répéter Mingus, le jazz est une musique sérieuse – sérieuse et profondément impertinente,



Apprendre des formes et être dans la liberté


L’enseignement de l’improvisation est difficile. Il doit intégrer deux éléments antagonistes, l’apprentissage des formes et celui de la liberté. Il se heurte d’emblée à cet enjeu fondamental qu’on retrouve dans toute expression artistique vivante : le subtil mariage entre la structure et le contenu, La réconciliation de l’irréconciliable. En improvisation, on s’y heurte d’emblée, dès la première note : comment la choisir ? Pourquoi ce Sib et pas un Fa#? Pas question de se nourrir du pain de la technique pendant des années pour ne goûter que beaucoup plus tard le chocolat de l’expression. On croque tout de suite à la fois dans le pain et le chocolat.

L’expérience de la liberté est essentielle. Elle ne fait pas toujours bon ménage avec des parcours institutionnels lourds. On ne peut que regretter une tendance à retarder cet apprentissage progressif. Sans doute est-il plus facile de codifier des parcours, de décréter des programmes, de formaliser des étapes, d’accélérer des assimilations, de driller des connaissances. Le risque s’agrandit de polariser toute l’attention et toute l’énergie dans une accumulation de notions qui gagnent en vitesse et en quantité par une approche méthodique, mais qui perdent de vue un enjeu qualitatif incontournable : la confrontation avec ce qu’il y a d’unique et de précieux dans chaque personnalité qui improvise. C’est une expérience graduelle qui se passe par paliers, souvent par secousses ou par cahots. C’est à chacun de trouver ce qui est efficace pour lui-même. Aucun maître ne peut se substituer à l’expérience de l’élève. Et à plus forte raison aucune méthode ni aucun programme. La confrontation avec ce que chacun a d’unique passe sans doute par des moments de solitude, de doute, d’ angoisse -mais aussi de légèreté, d‘intensité, de plaisir, de joie.



Maître et élève


C’est à dessein que sont utilisés les termes de maître» et « d’élève», pris avec une connotation affectueuse, tout en marquant l’autorité de celui qui enseigne ; la relation pédagogique a du prix, elle n’a rien à faire avec une animation socio-musicale, une sorte de baby-sitting pour adultes ou un macramé sur grilles harmoniques.


Comme dans tout enseignement, il s’agit à long terme de donner aux élèves les moyens d’être autonomes. Quels que soient le niveau et les visées de l’élève, l’improvisation est un terrain merveilleux pour apprendre à apprendre et pour développer ses propres qualités. Ce qui relie le maître à l’élève doit passer par des relations pédagogiques non traditionnelles, par un contrat souple et évolutif, volontairement limité dans le temps.


La position du maître d’improvisation est délicate. Il s’agit d’être devant l’élève et non au-dessus de lui : pas question de l’assaillir avec des principes et des règles, pas question d’étouffer sa personnalité, L’autorité est naturelle, elle n’est pas autoritaire.

Si Le maître est devant l’élève, il n’est toutefois pas sur le même chemin que lui. L’enseignant n’a pas à se dédoubler dans ses élèves. Il n’a pas à transmettre ce qui le rend lui-même unique, et encore moins à le codifier. Pourtant tout apprentissage passe par une identification au maître. Cette identification ne peut être que temporaire. Le rôle du maître est de permette l’éclosion d’une personnalité musicale, la prendre là où elle est, d’être attentif à ses besoins, d’être généreux et de donner en sachant se retenir. Il doit intervenir pour casser ce qui est linéaire, pour stimuler la recherche plutôt que la répétition, pour donner soif plutôt que pour distribuer des systèmes. Il doit reconnaître et encourager des directions qui ne sont pas siennes, tout en maintenant une pression sur la précision, la rigueur et l’exactitude. Il doit traduire les désirs de élève, lui servir de miroir, de révélateur, lui apprendre à formuler plus clairement son chemin. Comment se développer de manière unique, comment fortifier un regard, comment tonifier un parcours, comment le partager avec d’autres improvisateurs ?


Pour développer l’expression, la pédagogie n’a pas à s’éloigner de ce qu’un musicien créatif apporte dans un orchestre : créer une atmosphère réceptive et détendue, offrir de l’espace et de l’attention, éveiller une envie de jouer, C’est aussi partir concrètement de ce que chaque musicien apporte sur le moment, de ce qu’il sait faire et de ce qu’il a envie de faire. Cette qualité d’écoute et d’enthousiasme sert de résonateur, d’amplificateur naturel à l’expression. C’est une expérience de communication, un enseignement fortement personnalisé, apparemment très simple. La simplicité peut être parfois assez subtile à réaliser : il est délicat d’agir peu et juste.


Des rapports d’exclusivité entre maître et élève ne doivent pas trop durer. La découverte de l’improvisation en groupe est particulièrement fructueuse, elle permet de briser le regard parfois trop aigu ou trop exclusif du tête-à-tête. Il est souhaitable pour les élèves de pouvoir choisir entre plusieurs voies, et il est indispensable à ceux qui désirent progresser de se frotter à plusieurs personnalités. Aller voir ailleurs est un geste qui devrait secouer toutes les velléités d’incrustation que l’on rencontre autour des écoles de jazz. Aller voir ailleurs implique aussi la découverte de la différence : paradoxalement c’est un des chemins pour saisir ce qui est unique. Dans ce sens, on ne peut que se réjouir de constater la multiplicité des circuits. Les circuits d’apprentissage n’ont pas à devenir standardisés. On ne peut que craindre des interventions autoritaires de forces centralisatrices. L’élève doit aussi apprendre à bien utiliser les différences. Les instructions contradictoires peuvent autant aider que paralyser ; leur multiplication peut provoquer la confusion ou servir d’oreiller de paresse. Il ne s’agit pas d’additionner les professeurs, d’allonger une liste de stages et de collectionner les vedettes.

Il est important de garder à l’esprit qu’il existe un pédagogue idéal : c’est la vie et l’expérience personnelle. À chacun de développer le propre pédagogue qu’il porte en lui. Personne d’autre ne doit ni ne peut s’y substituer.

Être dans des univers mobiles, couler dans la transformation, assimiler sans perdre un cap sont autant d’enjeux. Ce sont les marques d’une modernité qui passe moins par l’acquisition de systèmes, de dogmes ou de styles que par la souplesse, l’ouverture et le jaillissement spontané de l’émotion dans la rigueur de la forme.



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