
Écouter avant de jouer
Le premier geste pour improviser n’est-il pas de jouer de son instrument ?
On ne saurait freiner cet en enthousiasme, mais il est indispensable de le nourrir avec ce qui va le faire grandir : l’écoute.
Dans l’improvisation, beaucoup d’ingrédients peuvent et doivent se travailler sans instrument. Avant de jouer, on doit avoir ne serait-ce qu’une vague idée de la direction qu’on va prendre. Sans posséder l’ombre d’une silhouette sonore dans son imagination, on est incapable de jouer quelque chose qui ait du sens. On se trouve comme un chat qui marche sur un piano, qui enfonce des touches au hasard et qui s’enfuit au bout du clavier, effrayé par les grosses notes graves. Un improvisateur a besoin d’un guide sûr pour avancer dans la musique : son oreille. L’écoute fait partie du premier travail de l’improvisation.
S’imprégner et se cultiver
La notion d’écoute est très vaste ; il s’y mélange plusieurs registres. Dans l’évolution d’un musicien, l’écoute se construit par étapes. Elle s’alimente de la mémoire, qui permet d’accumuler, de reconnaitre et de comparer. Elle est inspirée par Le désir, la sensibilité, le talent, la motivation, l’envie.
L’Immersion passive (= imprégnation) est une première étape dans l’assimilation d’une musique : on écoute sans trier, on est pénétré par les sons et par l’environnement sonore, on les absorbe comme une éponge, on s’imprègne les oreilles et la sensibilité. Beaucoup de notions musicales s’intègrent alors à l’insu de l’auditeur : c’est le moment où les sons «passent dans le sang. On acquiert des familiarités qui font passer de nombreux aspects de la musique pour «naturels. Cette écoute peu différenciée est une étape nécessaire : c’est celle d’une oreille vierge de tout contact musical. Elle tend à se retrouver lorsqu’on aborde une nouvelle musique. L’enfance est un moment crucial, celui des premières émotions musicales, celui de la berceuse maternelle et des chants du village — la place du village moderne étant plutôt invisible, remplacée par un faisceau d’ondes hertziennes qui font de la musique dans les récepteurs de radio ou de TV.
L’écoute peut devenir plus dirigée. L’auditeur va vers la musique. Il ne s’agit alors plus d’une imprégnation passive, mais d’un choix actif. L’auditeur se forme une culture musicale. Porté par ses goûts personnels, porté par le groupe social auquel il appartient, il va à un concert, il achète un disque, il entre en contact avec des musiciens, il choisit une émission de radio. Il compare, classifie, identifie, intègre, rejette, juge, aime, déteste, découvre de nouveaux horizons musicaux. Son écoute devient plus précise, il détaille, il focalise son attention sur tel ou tel aspect de la musique, il reconnaît des formes musicales et leur donne un nom. Il repère les jeux des différents musiciens dans un orchestre, les timbres des instruments, les interactions entre les musiciens. Reconnaît la sonorité d’un musicien ou les phrases d’un autre musicien. Il apprécie les émotions que lui procure la musique, il stimule son imagination, il cultive un appétit.
La culture musicale ne s’arrête pas aux notes de musique. C’est également une culture que s’intéresse à tout ce qui entoure la musique, les conditions dans lesquelles elle se fait, les musiciens qui la jouent, Les enjeux qu’elle contient.
Se mettre en état d’écoute
Certains ont de la peine à admettre qu’ils doivent apprendre à écouter. N’est-ce pas une activité assez banale ? N’écoute-t-on pas déjà avant d’être né ? Est-il vraiment nécessaire de l’apprendre ? N’ai-je pas les mêmes oreilles que toi ? Certains seraient surpris de découvrir combien une écoute attentive peut révéler de richesse, d’émotion, de concentration, de plaisir — et combien elle est indispensable pour saisir la musique et l’improvisation. Certains seraient encore plus étonnés de sentir à quel point une écoute peut être vivante, changeante, vivifiante, et à quel point on peut la cultiver et la faire grandir.
Ce qui entoure la musique a une grande influence sur la qualité de l’écoute. Il est parfois difficile de s’en rendre compte. La présence généralisée de musiques enregistrées rend banale toute musique. Parfois il est nécessaire de faire un effort pour dépasser l’indifférence provoquée par une pollution sonore qui nivelle toutes les formes de musiques — en les aplatissant comme les petites galettes rangées dans un Juke-box. Pour pleinement jouir de la musique, on doit lui donner son prix et sa rareté.
Écouter, c’est se diriger vers la musique, s’accorder avec elle, se rendre disponible pour elle. C’est se sensibiliser, mettre ses sens en éveil, se mettre en résonance, faire confiance au monde des sons. Certains entrent parfois en contact avec la musique en attendant de sentir quelque chose qui serait situé en dehors de la musique ; «simplement en tournant leur attention de là musique vers leur propre réponse à la musique, ils trouvent qu’ils peuvent se détendre et goûter d’une musique qui était avant une frustration ou un mal de tête ». Ce geste apparemment simple peut se révéler difficile pour certains. Retourner son attention vers ses propres sentiments nécessite un abandon. Écouter, c’est voyager dans son esprit.
Écouter, c’est également être dans le temps, c’est se relier au temps. La musique est un art du temps. Toute idée musicale ne prend un sens que lorsqu’elle est confrontée à l’écoulement du temps.
L’écoute du musicien
L’écoute change de qualité lorsque l’auditeur est musicien. Elle est alors alimentée par le désir de jouer. Savoir mieux écouter comme auditeur est une aide précieuse pour celui qui désire jouer. L’auditeur qui contemple les sons prépare le musicien en activité. Bien que liées entre elles, La situation de l’auditeur et celle de musicien ne sont pas superposables. Alors que l’auditeur peut consacrer toute son attention à l’écoute, le musicien est en pleine action et se sert de l’écoute pour guider son action ; il est à la fois actif dans le jeu et passif dans l’écoute. À moins qu’il ne s’exerce, le musicien est rarement seul ; il se sert également de l’écoute pour entrer en relation avec les autres musiciens, pour réagir, s’adapter et modifier son action en fonction de ce que jouent les autres.
D’autre part, les musiques qu’on écoute comme auditeur ne sont pas identiques à celles qu’on joue : alors que l’auditeur peut entrer en contact avec des musiques inhabituelle pour lui - voire totalement inconnues- le musicien applique un savoir-faire, qui est lié à une tradition musicale et à ce qu’il a déjà travaillé,
Ecouter l’improvisation
La pratique de l’improvisation implique un comportement musical particulier. Son écoute nécessite également une attitude auditive qui soit en relation avec le geste improvisé. Certains, marqués par les traditions de musique écrite, jugent la musique improvisée comme un produit fini, comme l’accomplissement d’une trajectoire mûrement pesée. Ils l’appréhendent comme si elle était le fruit d’une partition ; ce point de vue est encore particulièrement renforcé par l’enregistrement et par les infinies réécoutes qu’il permet. Or une improvisation est un moment unique qui ne va jamais se renouveler. Cela est dit non pour excuser des imperfections formelles ou techniques, mais pour se rapprocher plus intimement du geste expressif afin de mieux en saisir la nature profonde. «Bien des gens ne comprennent pas que ce qu’ils entendent d’un musicien sur un disque peut n’être que le reflet instantané d’une période de gestation. Ce que le musicien joue sur ce disque ne reflète pas nécessairement ce à quoi ce développement finira par le mener» disait Gary Peacock .
Avoir un contact vivant avec des improvisateurs
Est-il nécessaire de dire que pour improviser, il faut écouter une impressionnante quantité de musique ? Que la curiosité est une très belle qualité ?
Les disques, les enregistrements, la radio sont de précieux supports qui nous mettent en contact avec beaucoup de musiques. Mais le contact vivant avec des i improvisateurs est une magnifique et incontournable manière d’apprendre la musique. Le contact vivant permet de découvrir d’autres perceptions de la musique, de mieux entrevoir une partie de l’infinie possibilité des écoutes. C’est encore plus vrai de l’improvisation, qui est avant tout une expérience de communication :
Musiciens donnent à écouter, la qualité de leur écoute a quelque chose de contagieux qui aide directement à comprendre leur geste, à saisir ce qu’il faut écouter et surtout comment l’écouter. C’est une «pédagogie directe» (Jean Méreu), sans mots, sans théorie, sans autre artifice que Les sons et les musiciens qui les produisent. Il serait illusoire de comprendre l’improvisation sans avoir jamais partagé de nombreuses rencontres avec des musiciens qui improvisent.
Les voyages de l’écoute
On peut légitimement s’interroger sur toutes les possibilités qui sont offertes actuellement de voyager par l’écoute dans le temps et dans l’espace. L’accès aux musiques s’est en effet considérablement élargi par les enregistrements, la radio, la télévision, les concerts donnés par des musiciens du monde entier.
N’y a t-il pas quelque chose de fondamental qui nous échappe avec ces télescopages de l’espace et du temps ? Écouter chez soi Billie Holiday, du koto japonais ou des percussions du Gabon a tout d’une expérience d’exotisme en chambre : ne serait-ce que feuilleter superficiellement un beau livre d’images de paysages inconnus ? Dans quel continent est situé le Moyen Age du chant
Grégorien, la banquise du chanteur esquimau, la Californie de Lennie Tristano, le Salzbourg de Mozart ? N’existe-t-il pas nécessairement une grande distance entre ce qu’on perçoit à travers ses habitudes et ce qui a été conçu avec une signification enracinée dans un environnement ? Chaque héritage ne nécessite-t-il pas une attitude auditive spécifique ? Les circonstances sociales, la construction d’une échelle de sons, le mode de construction des rythmes, le symbolisme religieux, les relations avec le monde des émotions ne peuvent être pleinement identifiés, connus, reconnus. Quelque chose nous échappe, quelque chose reste nécessairement étranger lorsque nous sommes en relation avec la musique africaine ou même du funk New Yorkais ; quelque chose le restera même pour un Européen grand connaisseur qui aurait vécu longtemps là-bas.
Mais jusqu’où l’apprentissage et la culture sont importants ? Ne doit-on pas aussi considérer un autre plan : la sensation d’étranger et d’incompréhensible peut être beaucoup plus forte à l’écoute de musiciens de notre propre ville qu’à l’écoute de percussions du Gabon ; on peut parfaitement comprendre de quoi est faite la marche militaire jouée par ses voisins sans nécessairement
S’identifier à elle, et on peut être touché par un blues sans avoir planté de coton pour un riche propriétaire du Mississipi.
Qu’est-ce qui voyage dans mon écoute ? Quelle est la partie de moi qui écoute ? Une des grandes richesses de la musique, c’est qu’elle peut toucher sans nécessairement impliquer une compréhension extensive, c’est qu’elle peut relier directement des sons et des êtres humains au monde des émotions. La musique frôle l’infinie diversité de l’expérience humaine : de ce que peut vivre, entendre, mettre en sons un Africain ou un Japonais participe toujours d’une expérience qui est commune à tous les êtres humains, et par là-même dont l’essence ne peut nous être étrangère. Sans doute écoute-t-on toujours la musique à travers sa propre grille de lecture, ses habitudes et son propre filtre : alors l’Extrême-Orient, les cathédrales russes et les beboppers nous ramènent à nous-mêmes autant que la fanfare du quartier.
S’agit-il vraiment de la musique de tous ces continents ? Afrique, Europe, Amérique, Asie sont autant de continents imaginaires, d’écrans sur lesquels on projette ses désirs, des lieux dans lesquels on localise ses émotions. La musique parle à l’imaginaire — ou plutôt à l’infinie variété des imaginaires. Elle est un voyage Entre d’une part ce qu’on est capable de comprendre — par sa culture, par son histoire, par ses connaissances musicales — et d’autre part ce qu’on désire rêver.
L’impertinence de l’écoute
Nécessaires, les points de repère sont également des culs-de-sacs. Les filtres qu’on se construit petit à petit, les références qu’on accumule dans sa mémoire peuvent aussi devenir des masques. Il existe toujours un piège qui consiste à bloquer l’accès de son imagination en ne s’attachant qu’aux aspects techniques de la musique. L’écoute blasée, celle qui polit les sons et qui les classifie dans ses propres préjugés, est une forme luxueuse et sophistiquée de surdité.
Il n’est pas nécessaire de censurer toutes les aspérités de l’écoute : l’incongru, l’illogique, les crispations et résistances, l’insensé, l’incohérent, l’impertinent contiennent dans leurs fissures des matières sensibles qui peuvent révéler des richesses surprenantes. Elles n’ont pas à être étouffées.
La culture musicale n’est pas un acquis mais un renouvellement constant. L’écoute des traditions n’est pas une école de conformisme : la voix des maîtres véhicule la vitalité, l’énergie. Les voies qu’ils ont tracées ne sont pas des ornières. Écouter, c’est se mettre en face de cette violence, c’est tenter de trouver la naïveté, la fraîcheur, l’enfance de l’oreille.
La partition Interieure
Jacques Siron
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